RECONNAISSANCE DE LA PROSTITUTION : ATTENTION TROTTOIR GLISSANT…
Mon introduction aux actes d’un colloque « La prostitution, pour ou contre la légalisation ? » Editions Espace de Libertés – La Pensée et les Hommes, février 2004, en échos à la conférence sur le même thème organisée par le Centre régional du Libre Examen le 17 septembre 2002.
Aborder la question de la reconnaissance de la prostitution est une tâche délicate eu égard à la charge morale et éthique qui pèse sur cette problématique que certains appellent un « mal » nécessaire et que d’autres nomment un « bien » nécessaire. Ce que l’on a toujours appelé à tort « le plus vieux métier du monde » et qui fut au cours des siècles l’objet de condamnation et de persécutions pour osciller entre tolérance passive et système répressif est de nouveau sur la sellette. La question partage la scène européenne et divise les féministes : la prostitution est-elle une exploitation ou une profession ?
Les travailleuses du sexe sont-elles des victimes, des esclaves des temps modernes qu’il faut réinsérer ou des travailleuses à part entière qui ont droit à la protection sociale à laquelle peut prétendre n’importe quel travailleur ? La prostitution est-elle un travail comme un autre qu’il faut réguler et protéger ? Faut-il la légaliser, l’organiser, la contrôler ou l’interdire ?
La loi belge n’interdit pas de se prostituer. Elle punit tous ceux qui y contribuent, par exemple toute personne qui embauche une personne prostituée ou qui tient une maison close. Elle interdit également toute publicité pour les offres de service à caractère sexuel, le racolage, l’incitation à la débauche. Concrètement, la loi n’est guère appliquée. Marginalisée par la société, la personne prostituée reste néanmoins aux yeux du fisc, une citoyenne qui paie ses impôts et ses taxes sans bénéficier de la protection sociale à laquelle peut prétendre n’importe quel travailleur.
En Belgique, les différentes propositions de lois déposées au Sénat ont suscité beaucoup de controverses et de débats. Plusieurs courants s’affrontent aujourd’hui.
Certains en appellent à la dignité humaine, à l’égalité entre hommes et femmes et au principe universel selon lequel le corps est inaliénable et ne peut, en aucun cas, faire l’objet d’une transaction financière. Ils affirment qu’aucun Etat de Droit ne peut reconnaître, par une législation, la mise à disposition d’un groupe humain au service d’un autre, que la prostitution est une institution inégalitaire reposant essentiellement sur l’exploitation de femmes et d’enfants, que la distinction entre prostitution forcée et libre est simpliste parce que ne tenant pas compte du déterminisme du milieu (viols, incestes, antériorité d’abus sexuels, dépendances, détresse économique) et des pressions (économiques, menaces, maltraitances, chantages.).
Considérant la personne prostituée comme une esclave des temps modernes, la proposition de loi de « pénalisation du client » s’inspire de la loi suédoise baptisée » la paix des dames » fondée sur le principe de l’égalité entre hommes et femmes qui sous-tend leur société. Cette proposition de loi entend pénaliser le client c’est-à-dire toute personne qui aura obtenu des relations sexuelles en échange d’un paiement. Basée sur une volonté de dissuasion, la loi sur la pénalisation du client vise à diminuer l’attrait financier du secteur en décourageant la demande, à contrer le proxénétisme et donc à renforcer la lutte contre la traite des êtres humains. Cette loi, qui considère la personne prostituée comme une victime, devrait s’accompagner de politiques d’aide, de soutien, d’efforts sociaux et fiscaux en matière de réinsertion. Faire de la prostitution un métier comme un autre ne reviendrait-il pas à légitimer le proxénétisme et à lui permettre de se déployer dans les meilleures conditions ? La réglementation du métier lèverait-elle la stigmatisation dont sont victimes les travailleuses du sexe ? Ne seront-elles pas nombreuses à préférer travailler dans l’anonymat plutôt que de se livrer au jugement moral de la société en acceptant de se déclarer comme indépendante ou employée ? Nombreuses sont celles qui considèrent ce métier comme transitoire. Le fait de les identifier à un moment de leur vie comme prostituées ne risquerait-il pas de porter préjudice à celles qui souhaitent arrêter ou qui ont arrêté ? Du point de vue droit social et fiscal, peut-on envisager la prostitution comme un travail salarié qui par définition répond à des règles bien précises ?
D’autres se référent au principe du droit de disposer librement de son corps. S’inspirant du modèle hollandais, ils entendent reconnaître la prostitution comme une profession à part entière assortie de droits et d’obligations car, si l’Etat fiscalise la prostitution, les prostituées n’ont guère la protection sociale à laquelle peut prétendre n’importe quel travailleur. La réglementation de la prostitution permettrait, à celles qui le souhaitent, de se prostituer dans de bonnes conditions et de concentrer les efforts de répression sur les réseaux qui organisent la traite des êtres humains. La prohibition quant à elle reléguerait le phénomène dans la clandestinité avec son corollaire de violence, de contrôles policiers, d’abus, de proxénétisme, de criminalité, de trafic, d’exploitation, de violence, de blanchiment d’argent.
Sans pour autant banaliser la prostitution et la reconnaître comme une profession à part entière, d’autres encore s’accordent qu’il faut améliorer leurs conditions de travail et préconisent une amélioration de l’application des lois existantes.
Alors que le débat s’enlise, certaines travailleuses du sexe refusent qu’on abolisse leur espace citoyen. Leurs voix s’élèvent pour demander que distinction soit faite entre prostitution forcée et volontaire. Elles réclament leur participation à un débat qui, partant du principe qu’elles sont des victimes, refuse leur liberté et leur libre arbitre, les infantilise parce que forcément manipulées et les prive justement de la parole que les féministes ont légitimement réclamée et obtenue au fil des décennies. Pire encore, elles s’estiment instrumentalisées pour servir la cause des féministes qui, niant leurs conditions de travail, se servent d’elles pour défendre leur cause et les accusent de faire régresser le combat féministe en ne recherchant que leur intérêt personnel et en ne manifestant aucune compassion ni empathie pour la situation de leurs consœurs oppressées par le système patriarcal et capitaliste. Si la prostitution est une violence des stigmates, des macs, des clients, ne serait-elle pas encore plus une violence du système qui, pour voler au secours de ces « victimes », ne propose parfois comme alternative que le report de cette responsabilité sur ces mêmes victimes de ces violences en les pourchassant où en leur déniant la même protection qu’aux citoyennes. Les travailleuses du sexe, celles qui se font l’écho de toutes celles qui ont « choisi » ce métier, ne veulent plus être sacrifiées sur l’autel de la morale, de la hantise sécuritaire, de la mondialisation, de la lutte contre la traite des êtres humains. Elles ne manquent pas d’argument : la réglementation du travail « politiquement correct » a-t-il pour autant empêché la traite des êtres humains d’alimenter le marché du travail en noir en main-d’œuvre exploitée et d’en retirer un substantiel revenu. Faut-il interdire la prostitution sous prétexte qu’elle est gangrenée par les réseaux mafieux ? En interdisant la prostitution et en pénalisant le client, ne risque-t-on pas justement de permettre le développement d’un réseau de traite souterrain qui échapperait encore d’avantage aux contrôles ? N’est-ce pas porter atteinte aux Droits de l’Homme que de refuser la liberté sexuelle entre deux adultes consentants ? Les féministes enfermées dans leur tour d’ivoire avec comme seule vue l’abolitionnisme ne refusent-elles pas la réalité du terrain où se côtoient certes celles qui sont à la merci d’un réseau de criminalité organisée mais aussi celles qui ont choisi librement le métier et qui se battent pour l’exercer en dépit de la stigmatisation et de l’absence de droits ? Que signifie la notion de choix ? L’ouvrier à la chaîne, la technicienne de surface auraient-ils choisi ce métier s’ils avaient eu d’autres choix ? Certes, ce système prostitutionnel est fondé sur le système capitaliste de l’offre et de la demande mais en supprimant la demande supprimerait-on du même coup l’offre ainsi que le phénomène de la traite des êtres humains ? La prostitution qui est visée n’est-elle pas celle qui a pignon sur rue et non celle de luxe nichée dans les lieux feutrés fréquentés par des clients plus présentables et distingués ou celle qui se déploie sur la toile des nouvelles technologies de la communication ? Faut-il confondre guerre contre la prostitution et guerre contre les prostituées ? Pourquoi les travailleuses du sexe ne seraient-elles pas à la fois féministes et citoyennes ? C’est que justement, le duel féministes-féministes fait rage. Pour les féministes réglementaristes, ce sont les conditions de travail qu’il faut revoir, pour les féministes abolitionnistes, c’est la nature du travail qui est remis en cause. Notons que l’abolition de l’esclavage n’a pas aboli un certain type de travail mais un certain type de relations de pouvoir qui constituaient une violation des Droits de l’Homme.
Face à celles affirmant que leur choix est « librement » consenti, les féministes abolitionnistes arguent que l’aliénation des dominées est savamment distillée. Et les personnes prostituées de rétorquer qu’en les infantilisant ainsi, on met en doute leur capacité de discernement. Un débat sans issue sur l’idéologie du choix.
Une question cependant : comment se fait-il que dans ces débats passionnels et passionnés, les seules voix qui s’élèvent sont celles de travailleuses du sexe affirmant haut et fort qu’elles sont libres de tous proxénètes et ont choisi librement de se prostituer alors que d’autres voix contradictoires n’arrivent guère à troubler la surdité de ce débat ? Sans doute parce que pour se protéger des proxénètes et sauver leur peau, le silence est la meilleure arme. A moins que la stigmatisation et la marginalisation ne leur aient enlevé la parole. Combien de victimes » forcées » ont-elles cette liberté de dénoncer la machine judiciaire alors que le propre de la victime est d’être enfermée dans une logique de violence physique et psychologique qui lui entrave parfois toute idée de liberté, tout comme ces esclaves qui restent attachés à leurs maîtres quand même bien la liberté juridique leur a été accordée ?
Curieusement aussi, on aborde rarement la question de la prostitution masculine qui prend de plus en plus d’ampleur. Le plus vieux métier du monde serait-il passé sous silence dès lors que ce sont les hommes qui le pratiquent ? La prostitution masculine résisterait-elle aux analyses féministes ?
Certes, le phénomène de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle est une donne à la lumière de laquelle la problématique de la prostitution est couramment associée. On ne peut pas occulter le sort de centaines de milliers de femmes et d’enfants qui sont devenus des victimes de la traite parce qu’un jour ils ont décidé de quitter leur pays ou leur région pour chercher une meilleure vie « ailleurs » et qui, chaque année, se retrouvent ainsi forcés à se prostituer sous la menace, enfermés, menacés, battus, pris au piège d’un système d’esclavage contemporain qui les spolie de leurs droits les plus fondamentaux, de leur dignité, de leurs maigres ressources, de leurs illusions et les mets à la merci d’un réseau de criminalité organisé qui en retire des plantureux bénéfices et échappe bien souvent aux poursuites des autorités judiciaires. Le sort de ces « esclaves sexuels » ne doit pas être circonscrit dans le seul cadre d’une loi abolissant ou réglementant la prostitution.
Depuis des siècles, la prostitution est prise dans l’étau de trois systèmes : prohibition, réglementation, abolition. Aujourd’hui, les normes sexuelles ont évolué vers de nouvelles normes identitaires : mariage hétérosexuel, pacs et si ce n’est pas d’un coup de baguette magique que l’on résoudra la problématique multiséculaire de la prostitution, des solutions démocratiques doivent être trouvées. Les prises de positions des différents Etats ont certes le mérite de favoriser une prise de conscience des différentes voies à explorer mais il est trop tôt pour évaluer la portée des réglementations en vigueur.
Entre la prévention, l’information, la sensibilisation, la réinsertion, la pénalisation du client et la réglementation, un juste milieu doit être trouvé. Et certains de proposer la solution d’un marché domestiqué par le droit social qui a eu pour mérite d’améliorer les conditions des travailleurs sans pour autant renverser le système capitaliste dont l’abolition ne serait d’ailleurs que pure utopie.
Et pour ce qui est de la « réinsertion » ou du « recyclage », quelles alternatives seront-elles proposées aux travailleuses du sexe qui disent se servir de leur corps pour gagner leur vie au même titre que les intellectuels se servent de leur cerveau, les techniciennes de surface de leurs mains, les cyclistes de leurs cuisses, qui n’ont pas rêvé enfant de faire ce métier difficile, qui doivent payer des impôts, sans bénéficier du droit à un arrêt de travail, au chômage, à la mutuelle, à la retraite et qui n’ont aucune perspective de réinsertion ? Voilà somme doute des questions concrètes qui doivent interpeller le législateur et les gouvernements.
Le débat doit donc se placer au-dessus de la morale qui se veut défenderesse d’une vie « bonne ». Ce qui est en jeu, c’est une société « juste » dans laquelle les droits et libertés en tant que citoyen(ne)s seraient respectés et qui assurerait accompagnement, aide et protection sociale à celles et ceux qui sont fragilisés sur le marché du travail.
Fatoumata SIDIBE Responsable de projets au Centre régional du Libre Examen, 2004