Saran, 5 ans, devait passer quelques jours en Belgique.
14 juin 2018, Carte Blanche dans La Libre : Saran, 5 ans, devait passer quelques jours en Belgique. Elle est considérée comme potentiellement dangereuse.
Saran, 5 ans, devait passer quelques jours en Belgique. Elle est considérée comme potentiellement dangereuse.
Contribution externe Publié le – Mis à jour le
Une opinion de Fatoumata Sidibé, députée (Défi) au parlement bruxellois, auteure et artiste peintre.
Elle a 5 ans et se réjouissait de passer quelques jours chez sa tante en Belgique. Mais son visa a été refusé. Etrangère, elle est considérée comme potentiellement illégale, voire dangereuse. Je suis révoltée.
Elle s’appelle Saran. Elle a cinq ans. Elle se réjouissait de passer quelques jours de vacances chez sa tante en Belgique durant les congés scolaires de juillet/août. Sa tante voulait lui faire voir la mer du Nord, visiter les Ardennes, découvrir Pairi Daiza et Walibi, l’emmener à Eurodisney et visiter un château de la Loire. Elle voulait voir briller des étoiles dans ses yeux d’enfant. A la place des étoiles, ce sont des larmes qui ont perlé de ses yeux. Elle ne viendra pas en Belgique. Elle n’aura pas le visa. Ainsi en a décidé le consulat des Pays-Bas au Mali, l’autorité compétente qui représente la Belgique en matière de délivrance de visa court séjour Schengen.
Elle a cinq ans et elle n’est pas autorisée à venir en vacances en Belgique. Elle a cinq ans et est suspectée de vouloir rester illégalement en Belgique. Elle a cinq ans et est un ennemi à combattre. Elle a cinq ans et représente un danger pour la sécurité sociale, la cohésion sociale et la sécurité du pays. Elle est étrangère donc potentiellement menteuse, fraudeuse, délinquante. Elle a cinq ans et elle doit comprendre que l’Europe a besoin de frontières sûres et contrôlées. Elle a les larmes aux yeux car elle n’a pas « fourni suffisamment d’informations plausibles/vérifiables concernant l’objet de son séjour ». Le fait de venir en vacances chez sa tante est suspect.
La petite a les larmes aux yeux car on lui fait comprendre que sa tante est une menteuse. « Les informations communiquées pour justifier l’objet et les conditions du séjour envisagé ne sont pas fiables. L’authenticité des documents et des justificatifs fournis suscite des doutes, ainsi que la véracité de leur contenu. »
La tante, c’est moi !
Pour sa tante, la réponse négative a été un choc. D’abord l’incompréhension, puis la colère. Car la tante, c’est moi. La menteuse, c’est moi. En d’autres termes, je suis une fausse députée. Les documents officiels que j’ai fournis ne sont pas fiables. L’annexe 3bis – l’engagement de prise en charge – acceptée et signée par l’Office des étrangers est mise en doute.
La petite de cinq ans est coupable de ne pas « disposer dans son pays d’origine, d’un revenu régulier et substantiel lui permettant de subvenir à ses besoins par elle-même ». La petite de cinq ans est soupçonnée d’immigration illégale car sa « volonté de quitter le territoire des Etats membres avant l’expiration du visa n’a pas pu être établie ».
Sans doute est-il nécessaire de rappeler que je vis depuis plus de trente ans en Belgique et qu’aucun membre de ma famille, hormis pour d’exceptionnels courts séjours, pour motifs professionnels ou familiaux, n’a introduit une demande de séjour en Belgique. Si j’avais voulu jouer dans ce genre de pièce, il y a longtemps que j’aurais essayé de faire venir ma famille.
Je suis scandalisée, en colère
Je suis révoltée, scandalisée, écœurée. Non pas en mon nom mais au nom de tous ceux qui subissent l’humiliation, le mépris, l’arbitraire dans le cadre de leurs demandes de visas. Au nom de tous ceux que l’on déboute en bloc sans que ne soient prises en compte les situations particulières. Car, désormais, toute demande légale de visa est illégale. Toute demande d’immigration légale est illégale.
Je suis en colère au nom de tous ces citoyen-nes belges qui, bien que remplissant les conditions nécessaires, ne peuvent pas faire venir en vacances des membres de leurs familles. Je suis en colère et triste au nom de toutes ces personnes qui n’ont même pas pu obtenir le visa pour venir assister aux dernières heures de leur père, mère, enfant en Belgique. Je suis en colère au nom de tous ces artistes qui ne peuvent plus venir en tournée en Belgique. Je suis en colère au nom de tous ceux qui ne peuvent plus venir en Belgique pour motifs professionnels ou privés.
Les ambassades de Belgique à l’étranger ayant de moins en moins de section visa, on oblige des personnes à se rendre dans les pays limitrophes, parfois à des centaines de km de distance, pour introduire une demande de visa qui a toutes les chances d’être rejetée. Car les frontières légales sont fermées hermétiquement. Restent les voix illégales que beaucoup empruntent, au péril de leur vie, pour fuir la guerre, les conflits, les dictatures, les persécutions, le chômage, la faim, les violences de genre.
Je suis en colère au nom de ces étrangers « sans papiers » traqués, arrêtés dans la rue, chez eux, chez des amis, au boulot, dans les trains, métros, bus, trams, par ruse au domicile, à l’Office des étrangers, à la commune, à la police.
L’extrême droite infiltre la démocratie
Je suis en colère au nom de ceux qui sont arrêtés, menottés, emmenés pour détention administrative dans des centres fermés. Un univers véritablement carcéral, coûteux, inutile, stigmatisant avec des dispositifs de sécurité, une surveillance quasi constante, les règles de vie très strictes, le recours aux sanctions disciplinaires, l’isolement en cachot, l’accès très limité à l’air libre.
Je suis en colère au nom de ces « sans-papiers » présents sur le territoire belge, sans statut, sans droit, ne pouvant ni se former, ni travailler, ni se faire soigner. Je suis en colère au nom de ces personnes en possession d’un visa touristique en règle et d’un billet d’avion de retour, placées en centre fermé à leur arrivée en Belgique au motif qu’elles n’avaient pas de réservation hôtelière ou qu’elles méconnaîtraient les curiosités touristiques.
Je les ai rencontrés, ces hommes et ces femmes, dans les parcs, les rues, lors de mes visites dans les centres fermés. Un certain discours tend à déshumaniser l’étranger, à le présenter comme illégal, dangereux. Ce discours qui fait l’amalgame entre criminalité et immigration alimente le sentiment d’insécurité et renforce le discours nauséabond de l’extrême droite qui a infiltré notre démocratie, tel un cheval de Troie. J’ai honte à mon humanité. Mais pendant que certains construisent des murs, pendant que l’on criminalise la solidarité, des citoyens résistent face aux politiques répressives en violation des droits humains les plus fondamentaux. Cette mobilisation citoyenne donne à la solidarité, à l’humanité et à l’engagement, tout son sens.
Détention d’enfants en centre fermé
J’ai maintes fois clamé mon indignation face à la politique migratoire essentiellement axée sur la répression, des moyens policiers et administratifs disproportionnés, la privation de liberté, le non-respect de la dignité humaine, la violation des droits humains fondamentaux. L’Europe forteresse encourage l’immigration clandestine, la traite des êtres humains, l’esclavage, l’exploitation économique et sexuelle des migrants. Sans nier les problèmes, la réalité complexe de l’immigration demande des réponses complexes, justes, appropriées, démocratiques, humaines et respectueuses des droits humains. Déshumaniser l’autre, c’est conduire à la déshumanisation de la société.
Elle s’appelle Saran et pourrait se retrouver dans un centre fermé. Car oui, aussi ignoble, insupportable, odieux que cela puisse paraître, dès ce mois de juillet, un centre fermé pour migrants avec enfants mineurs à côté du centre 127bis à Steenokkerzeel sera ouvert. Alors que la Belgique avait mis fin à l’enfermement d’enfants mineurs dans les centres fermés, suite à la condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, le gouvernement fédéral a décidé de reprendre la détention d’enfants en centre fermé. Honteux et indigne pour nos démocraties. Ce qui se passe en Belgique doit nous faire réfléchir aux heures sombres du passé.
Quand la case du voisin brûle, il faut l’aider à l’éteindre car le feu pourrait contaminer ta case. Quand les droits des uns régressent, ceux des autres sont condamnés à l’être. Alors résistons, au nom de l’humanité, au nom de la démocratie.