Ma chronique d’une plainte déposée… pour discrimination.
Discrimination, j’écris ton nom.
– Incident racial dans un resto
– « On m’a refusé l’entrée ». IXELLES, Aux Caves du Picotin, on craignait une tentative de grivèlerie
– La députée black virée du resto comme une voleuse
Ainsi étaient titrés les articles parus dans la presse le 9 août 2013. C’est un peu court, Mesdames, Messieurs. Je vous expose ma chronique d’une plainte déposée.
Rappel des faits.
Jeudi 8 août 2013. Il est environ 12h30. Un peu de fraîcheur est tombée sur Bruxelles après la canicule des dernières semaines. Je viens de déposer ma voiture au garage et j’ai une heure devant moi. L’envie me vient de m’installer sur une terrasse tranquille, de déjeuner en lisant mon journal. En passant devant le restaurant les Caves du Picotin, en face du cimetière d’Ixelles, une enseigne indique que le jardin est ouvert. Je décide d’y entrer. Je franchis la première porte. Avant de parvenir à la seconde, une dame vient vers moi, entrouvre la porte avec un air peu engageant, se poste à l’embrasure de la porte et me lance « oui ? ! ». Je m’arrête, surprise. Je dis bonjour et annonce que c’est pour déjeuner. Elle me regarde d’un air décidé et me répond que ce n’est pas possible. Quelque chose dans son attitude me dit que je ne suis pas la bienvenue. Je demande pourquoi ? Elle me répond que ce n’est pas possible. J’insiste en demandant si la cuisine est fermée. Elle me répond que non. Alors, pourquoi ne puis-je pas manger ? Elle répond sur le même ton que ce n’est pas possible. Je jette un coup d’œil à travers la vitre, quelques clients sont attablés. Je reprends : pourtant il y a des gens qui mangent, pourquoi pas moi ? Toujours décidée, elle me répond que ce n’est pas possible. L’étonnement, puis la surprise, puis l’énervement me saisissent. Nous nous toisons. Je sens que quelque chose dans mon apparence pose problème.
Alors, je pose la question « Est-ce parce que je suis noire, black, africaine, que je ne peux pas manger ici ? ».
Elle me répond, légèrement énervée, que la police à prévenu les restaurateurs qu’une jeune femme de type mulâtre se livre à la grivèlerie dans le quartier. Pour être sûre d’avoir bien compris, je demande ce qu’elle veut dire par là. Elle me répond que cette personne rentre dans les restaurants, mange et part sans payer. Je demande quel est le rapport avec moi ? Elle explique que cette personne est décrite comme une femme de type mulâtre, trentenaire, de bonne présentation, qui se présente seule au restaurant. Comme vous, précise-t-elle avec aplomb. J’ai l’impression de recevoir un soufflet !
Je rétorque « Madame, ce n’est pas moi et je n’ai rien à voir avec cette personne. Je souhaite seulement manger ». La dame me répond impassible que ce n’est pas possible. Alors, le piment me monte au nez. Pour l’anecdote, ma mère m’avait surnommée « Poudre de piment » !
« Madame, puisque je vous dis que ce n’est pas moi, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas entrer dans ce restaurant ? »
Elle ne répond pas. Alors je continue en lançant que j’ai décidé d’entrer dans ce restaurant et de manger ! Les clients regardent la scène comme un feuilleton de télé, sans broncher. Voyant que je n’ai pas l’intention de céder, la dame me dit d’un ton agressif « Alors, vous paierez à l’avance ! ».
Je pénètre dans le restaurant en lançant « Pas de problème, je paierai à l’avance ».
Je m’installe à la première table. La dame se plante devant moi, comme un gendarme. Je regarde autour de moi. On me regarde comme une extraterrestre. Je m’exclame : « C’est incroyable que des choses pareilles se passent encore au 21 ème siècle. Je ne suis pas une voleuse. Je ne suis pas mulâtre ! » Je sors une carte de visite et la pose sur la table. La dame jette un coup d’œil distrait, me dit que cela ne l’intéresse pas, croise les bras devant moi, de plus en plus agressive, lève la voix et me lance : « Alors, vous avez l’argent ? ».
Je suis interloquée, je fulmine. On ne m’a présenté aucune carte de menu. « Oui, j’ai l’argent !».
« Alors montrez-le-moi ? »
« Pardon ? »
« Soit vous payez à l’avance, soit vous sortez ! ».
Je n’ai plus faim mais je n’ai pas envie de partir comme si j’étais coupable.
« Je n’ai plus envie de manger. Je vais seulement boire un verre «
« Non, ici c’est un restaurant. On ne boit pas de verre. Soit vous montrez l’argent et vous payez à l’avance, soit vous sortez ! »
C’en ai trop ! Je me lève en disant « Je sors mais je ne m’en vais pas. C’est trop facile. Cela ne va pas se clôturer comme ça ! ».
Devant le restaurant, je donne quelques coups de fil. Je reste là, bien visible afin qu’elle ait le temps de se rendre compte de sa méprise. Quelques minutes plus tard la dame sort du restaurant et vient vers moi.
« Ecoutez, j’ai appelé la police. Elle va arriver, contrôler votre carte d’identité et si vous n’êtes pas la personne qui se livre à la grivèlerie, je vous laisse entrer et je vous offre un café. Cela vous va ? »
Je la regarde. Je nage en plein délire. Elle persiste et signe. Comment cette dame ne pense-t-elle pas que si j’avais été la voleuse, je serais partie depuis longtemps sans demander mon reste. Je la regarde. Le soleil a l’air de sortir des nuages pour éclairer la scène digne d’une mauvaise comédie. Je réponds « Très bien. J’attends donc la police. Et pour votre café, vous croyez vraiment que je vais l’accepter ? ».
J’attends. Et je continue à téléphoner. Quelques minutes plus tard, ne voyant pas la police arriver, je suis saisie de doute. Et si la dame n’avait pas appelé la police ? Si ne n’était que pour m’intimider ? J’ose entrouvrir la porte du restaurant. La dame vient vers moi. Je demande : « La police va vraiment arriver ? » Elle me toise et répond que ce n’est mon problème.
« Je veux juste savoir si vous avez appelé la police locale qui vous a mise en garde. Puis-je savoir quel numéro vous avez composé ? ».
« Je ne travaille pas pour la police. Débrouillez-vous ! »
Je rétorque.
« Pas de problème, puisque vous le prenez comme ça, dans ce cas, moi je m’en charge ».
J’appelle le 101 en leur expliquant la situation. Des clients me rejoignent devant le restaurant et me demandent de comprendre la dame, qu’ils la connaissent, qu’elle n’est pas raciste, mais protège simplement son commerce. Ils tentent de me raisonner, surenchérissent en disant que je ne suis pas tolérante, pas compréhensive, que je suis bornée. J’hallucine.
Deux policiers arrivent sur ces entrefaites. Nous sommes sur le trottoir, devant le restaurant. J’expose la situation et annonce que je souhaite porter plainte pour discrimination. On me demande ma carte d’identité. La dame argue qu’elle n’est absolument pas raciste, qu’elle protège son commerce. Qu’elle ne m’a pas laissée entrer car je corresponds au signalement d’une femme de type mulâtre qui a déjà commis 17 cas de grivèlerie dans le quartier.
Les policiers demandent si je veux vraiment porter plainte. Je réponds oui. Ils me disent qu’il me faudra venir avec eux au commissariat. Je réponds que cela ne me pose pas problème.
Ils entrent dans l’établissement avec la dame. Un journaliste arrive à ce moment. La dame explique qu’elle n’est absolument pas raciste. Un client, lui aussi restaurateur explique que la dame se base sur la description d’une jeune femme noire. Je rectifie en disant que la dame a utilisé « mulâtre ». J’insiste en disant que c’est le terme utilisé par la dame et que la nuance est d’importance. Le client restaurateur se lance dans une diatribe sur les étrangers auxquels on ne peut plus rien dire sans qu’on crie au racisme, que le racisme anti-blanc existe aussi. Qu’on ne sait plus comment nous nommer, nous décrire, nous les étrangers. Je leur dis qu’il dévie, qu’il parle à une citoyenne belge, pas à une étrangère, que je m’en tiens aux faits, seulement aux faits. Je reste déterminée et impassible, décidée à porter plainte. La dame, étonnée de la tournure prise par les évènements me dit : « Je suis désolée, vous ne voulez pas qu’on termine cette affaire à l’amiable. Asseyez-vous là et je vous offre à manger. Vous devez avoir faim. Ne vous entêtez pas ».
Je ne réponds pas.
« Mais puis ce que je vous dis que je m’excuse. Vous ne voulez pas accepter mes excuses. Vous croyez vraiment que cela vaut la peine de porter plainte ? Il faut essayer de me comprendre, je protège mon commerce. Vous ne voulez pas m’excuser ? Vous voulez un café ? Vous ne voulez vraiment pas accepter mes excuses ? ».
Je lui dis, que j’accepte ses ‘excuses mais que je compte porter plainte.
« Madame, à aucun moment, vous n’avez accordé crédit à mes propos. A aucun moment, vous n’avez voulu écouter ni entendre mes tentatives de justifications. Vous avez eu tout le loisir de vous rattraper, de vous excuser, de me demander d’entrer. Vous ne l’avez pas fait car vous ne vouliez rien entendre. Vous aviez décidé qu’aucune femme de couleur ne rentrerait dans votre restaurant. Point. Vous m’avez parlé avec une telle arrogance, un tel mépris. Si j’avais été la coupable, je n’aurais jamais insisté pour que vous me laissiez entrer dans ce restaurant, je ne serais pas restée devant le restaurant à attendre la police. Vous le saviez, mais vous aviez décidé que vous alliez en découdre avec toute femme de type mulâtre qui s’aventurerait seule dans votre restaurant. Vous avez persisté dans votre aveuglément. Vous avez été dans l’incapacité de vous départir de vos préjugés. J’avais le faciès. J’étais présumée coupable. Vous auriez pu vous excuser depuis longtemps au lieu de vous entêter. Il a fallu l’arrivée de la police et de la presse pour que vous daigniez me parler avec respect alors que vous n’avez fait que m’humilier. » .
La police me demande si je tiens toujours à déposer plainte. Je réponds oui.
La police me demande de sortir afin de prendre la déposition de la dame. Plus tard la police me demande d’aller avec eux au commissariat. Ils me font entrer à l’arrière de leur voiture. On dirait que je suis coupable ! Je me ravise en cours de route et leur demande de me déposer au garage afin que je récupère ma voiture. Je la récupère, suit la voiture de police. Au commissariat, on me demande encore si je tiens toujours à déposer plainte. Je réponds oui. Je dépose plainte pour discrimination.
C’est un droit et un devoir. Au nom de toutes celles et ceux qui subissent les discriminations, quelles qu’elles soient… dans le silence.
Au fait, je suis curieuse de connaître la description de la voleuse consignée à la police ! 17 cas de grivèlerie, cela laisse forcément des traces….
Une description résumée à « femme de type mulâtre, trentenaire, de bonne présentation », c’est un peu court ! Et suffisamment floue pour ouvrir la boite à un flot de dérives qui n’attendent qu’à se déverser …
L’affaire sera sans doute classée sans suite. Mais la parole libérée peut trouer le silence et la banalité. Et l’arme à brandir est celle du RESPECT.
Fatoumata Sidibé
Députée bruxelloise
Auteure et artiste peintre